Précisons : nous allons au Kurdistan, la région autonome au nord de l'Irak. 


Dans ma tête l'Irak, c'est ce pays qui est en guerre depuis que je suis petit, le pays de Saddam Hussein et du pétrole, le pays que les USA ont décidé d'envahir mais pas la France, le pays dont la capitale est Bagdad, nom qu'on utilise en expression pour désigner un endroit chaotique, et puis surtout le pays de l'EI dont on a vu les images de destructions et de guerre pendant longtemps à la télé. Avant de me renseigner je n'étais pas capable d'en dire plus. Dans ma tête, l'Irak est un pays dangereux et en guerre, un no man's land.


Mais voilà, sur notre route au sud-est de la Turquie, nous avons croisé des Kurdes. Ils nous ont parlé de cette région, conseillé des villes à visiter et quand on évoquait notre envie d'aller en Iran, beaucoup se sont écriés: "Iran ? Non, ce n'est pas beau en Iran ! Allez au Kurdistan, en Irak !"


Aparté géopolitique

Les Kurdes forment un peuple réparti sur quatre pays : la Turquie, la Syrie, l'Irak et l'Iran. La région où ils sont majoritaires, est revendiquée par certains Kurdes pour devenir un pays indépendant : le Kurdistan. Les gouvernements des pays susmentionnés ne veulent pas la création de ce pays, car ils se verraient amputer d'une partie de leur territoire et de leur population.


En Irak, profitant de l'affaiblissement du gouvernement central, les Kurdes ont obtenu l'autonomie de leur région, mais le gouvernement Turc voit une telle chose d'un très mauvais œil. Lors de notre dîner avec les gendarmes, Sascha me souffle : "arrête de dire 'Kurdistan'" . C'est vrai que c'est un mot à éviter de prononcer devant des gendarmes turcs.  L'Iran et l'Irak ont une région nommée "Kurdistan", mais pas la Turquie.


Il n'empêche qu'après Gaziantep, en Turquie, on nous salue au passage en criant "Welcome to Kurdistan !". Sans doute des Kurdes. 


Le passage de la frontière

Après une longue discussion avec Sascha, notre ami voyageur, après avoir appelé Janice et Corentin, des collègues cyclistes qui y ont été l'année dernière, et après avoir pris contact avec les frères dominicains à Erbil, nous décidons que nous irons plus à l'est en passant par le Kurdistan Irakien. 


À Cizre, dernière grosse ville avant la frontière, nous rencontrons des bénévoles du Croissant Rouge  - équivalent de la Croix Rouge - qui nous invitent au restaurant et puis à un concert de musique traditionnelle Kurde donné par le grand Mesut Ciziri. Nous passerons une journée entière avec nos amis du Croissant Rouge. On ne peut pas s'ennuyer ici ! Toujours une rencontre improbable pour nous faire découvrir de nouvelles choses. Dans notre voyage, le vélo est passé au second plan. 


Après Cizre nous pédalons le long du Tigre - celui qui fait peur aux poules - direction Habur à la frontière. À Silopi, nous prenons un çai et un börek. On discute avec la serveuse du café et des routiers assis à la table d'à côté, ils s'exclament que c'est une excellente idée d'aller à Erbil parce que c'est "dalal" - "beau" en kurde. On avait beau s'être renseignés à fond pour nous assurer que ce n'est pas dangereux d'aller là bas, ça rassure de l'entendre dire encore par des personnes qui connaissent. On commence à déconstruire nos préjugés et nos inquiétudes s'apaisent un peu.


Ensuite, pour se rendre à la frontière, un seul chemin, l'autoroute où on nous klaxonne à tout bout de champ… mais pas pour nous dire : "pousse toi gros con", mais bien : "allez les champions" . On avait déjà reçu des encouragements au klaxon, mais pas de la part de tous les camions qui passent, avec des appels de phares et des "Hello" criés par la fenêtre avec des signes de la main. On était excités mais aussi un peu stressés de passer cette frontière, alors, ces encouragements font chaud au cœur. 


À 1km de la frontière, une vision connue pour avoir eu la même à la frontière entre la Grèce et la Turquie : une file interminable de camions à l'arrêt, attendant leur tour pour passer. 


On pédale jusqu'au premier poste, où plein de personnes font la queue. Immédiatement un monsieur sort de la file d'attente pour nous indiquer où aller. On suit ses indications et plus loin, encore une file, et encore un monsieur pour nous indiquer. Ça a contribué à rendre le passage facile, tous ces gens qui nous indiquent le chemin.


Enfin, on tombe sur un guichet avec marqué en gros "passeport". Un policier turc prend nos passeports, regarde Inès pendant 5 secondes et moi pendant au moins 2 minutes, à cause de ma barbe sans doute. Enfin, il tamponne : on sort de Turquie, deux mois, jours pour jours, après y être rentrés ! Ce coup de tampon, clos notre traversée de Turquie. À ce coup de tampon, tout défile dans ma tête :  l'accueil à l'académie du vélo, la visite Istanbul, les rencontres à Eskisehir, les randonnées en Cappadoce, les copains français jusqu'à Mersin, les pâtisseries d'Antep, les baklavas, les çai, le froid et les joies de ces deux mois d'aventure. La Turquie du nord-ouest au sud-est.


On reprend nos bolides et nous apercevons plus loin le drapeau Irakien. Nous pédalons 500 mètres… et craque !  Un grand bruit se fait entendre dans mon guidon et la manette des vitesses est lâche. Je reconnais immédiatement le problème : le câble de vitesse s'est cassé dans la gaine. La même chose m'était arrivé six mois plus tôt à Rome. Pas le temps de réparer maintenant, je pédale sur la plus grande vitesse bloquée pour l'instant.


Les choses sérieuses commencent ? Un militaire nous stoppe et regarde avec curiosité nos vélos. Il consulte rapidement nos passeports et nous indique un guichet "COVID-19". D'un coup, l'existence de la pandémie nous revient. La situation sanitaire en Turquie était tellement détendue qu'on en avait oublié la pandémie. Dans le pays que nous quittons, pas besoin de présenter son pass-sanitaire pour prendre un çai, et le masque est très peu utilisé. On s'était tellement renseigné sur la situation sécuritaire qu'on a oublié le covid. Nos deux doses de vaccins suffiront-elles ? Faudrait-il se faire tester ? J'aperçois à côté un petit laboratoire où les gens se font tester. Allons-nous nous faire rejeter ? Suspens. 


Au guichet, à travers une vitre avec une toute petite ouverture, une personne qu'on ne peut pas voir, nous dit un truc qu'on ne comprend pas. Dans le doute, on lui tend nos passeports et nos certificats de vaccin européen. Trente secondes plus tard, elle nous les rend en disant "tamam" - "ok" en kurde - et sort le bout de sa main pour nous indiquer un bâtiment plus loin. 


On laisse nos vélos en bas des escaliers et on grimpe quelques marches pour entrer dans une salle avec quatre guichets avec trois ou quatre personnes devant chacun. Malgré les panneaux portant le sigle du masque, seuls quelques rares personnes en portent un. Les gens ne font pas vraiment la queue, ameutés autour des guichets sans ordre apparent. Certains sont accoudés au comptoir, décontractés. Dans leur attitude, j'ai cru qu'il était tous des officiers de la douane, mais leur habit et leurs papiers en main, m'indiquent qu'ils attendent je ne sais quelle validation de l'autre côté de la vitre.


L'un nous fait signe d'avancer, un autre nous dit "passeports" et un autre dit des trucs qu'on ne comprend pas, mais je pense qu'il demandait notre pays. Le guichetier, lui, ne dit rien, prend nos passeports, les regarde 2 secondes et nous les rend. On nous fait signe d'avancer au guichet suivant.


Là, voyant que nous sommes des touristes, le guichetier appelle un monsieur chauve, la tête ronde, qui nous dit en anglais : "Hello, I am the translator".


Il nous accompagne alors, pour attendre encore deux guichets, changer nos dollars en dinars irakiens, répondre aux questions d'usage sur ce qu'on allait faire au Kurdistan et enfin payer 150 dollars. on ressort avec nos passeports et un petit papier écrit en arabe, notre visa pour un mois au Kurdistan. Tout cela nous prend à peine quinze minutes, au bout desquelles, il nous offre un çai, content de discuter avec nous.


"You have to register your vehicles to the army" nous dit-il enfin. Ah bon.


Il vient voir nos vélos, et nous conduit quelques mètres plus loin sur la route jusqu'à une barrière. On laisse nos vélos devant et nous le suivons à l'intérieur du poste dans une petite pièce. Un homme en treillis, le teint mate, une moustache morse noire et bien fournie, les cheveux grisonnants, se tient derrière un bureau. Le traducteur lui parle en arabe, puis le militaire nous fait signe de nous asseoir dans les chaises en face du bureau. Il nous regarde d'un air sévère, j'ai eu l'impression qu'on allait être interrogés pour crime. Sur le bureau, quelques crayons, des dossiers et une photo dans un cadre représentant un chef militaire en uniforme et médaille avec la même moustache morse. Toujours avec son air sévère il nous dit d'une voix grave: "passeports". On lui tend nos passeports.


Il sort un papier d'un tiroir puis commence à recopier nos passeports. Je réalise qu'il a du mal à lire nos noms. Il se tourne vers le traducteur qui prend nos passeports et lui dicte les identifiants. Le visage du militaire était crispé par la concentration et par l'effort d'un tel exercice. Il ne doit pas avoir l'habitude de devoir faire ce genre de formalités pour des français à vélo. J'ai dû me retenir d'exploser de rire tant la scène qui s'offrait à nous était comique.


Puis il nous demande : "what are the size of your bike ?" Première fois qu'on nous pose cette question, j'avoue ne pas connaître la taille de nos vélos.

- "26 or 28 ?"

- "Si c'est la taille des roues c'est 28" répond Inès en anglais. 


Après quelques minutes, des minutes d'effort intense pour le militaire à remplir ce papier, il se lève, me tend le papier en souriant et puis s'écrie fort avec un accent roulant les r: "Welcome in Kurdistan mister Raphaël".


Je lui sers la main, ainsi qu'au traducteur. Après avoir admiré nos vélos et indiqué le chemin, il nous ouvre la barrière et nous entrons au Kurdistan. L'aventure continue.


Le miracle

On est tellement de bonne humeur que même mon câble cassé ne nous inquiète pas. Je retends rapidement le câble en l'accrochant au cadre pour me permettre de pédaler sur une vitesse raisonnable et nous repartons.


Nous ne sommes pas dans le no man's land que j'avais en tête. Dans les cafés, les gens nous saluent. Sur la route les camions nous klaxonnent et depuis le trottoir, on nous crie "Welcome to Kurdistan". Les gens nous sourient. Tout est écrit en arabe et en kurde, sauf quelques publicités en anglais. On est encore plus dépaysé qu'en Turquie. Nous pédalons dix kilomètres jusqu'à la ville de Zakho. Ça sent le pétrole à plein nez sur la route.


La nuit tombe. Nous nous dirigeons vers une église dont nous avons aperçu les décorations de Noël. Nous sommes le troisième dimanche de l'Avent à 17h04, nous entendons des chants en arabe sortir de l'église. Peut-être sommes-nous à l'heure pour la messe ? Nous laissons nos vélos dans la cour et nous entrons nous installer au fond. J'aperçois le calice sur l'autel, grosse déception : c'est donc la fin de la messe ? Le prêtre parle mais je ne suis pas capable d'en saisir un seul mot. Aux gestes de l'assemblée, je saisis alors que c'est l'acte de contrition. Ce n'est donc pas le rite que je connais et finalement, c'était le début de la messe. Un enfant de cœur passe avec un encensoir dans les rangs. Il me rappelle pleins de souvenirs, lorsque j'étais moi même enfant de chœur et que je m'occupais de l'encensoir. Je connais cette odeur d'encens par cœur. Quelle sensation étrange ! Être si loin de la maison, entendre une langue et des chants si différents, mais sentir cette odeur si familière à un rassemblement si commun qu'est la messe.


À la sortie, évidemment, nous faisons sensation avec nos vélos. Nous rencontrons Kaizak et sa femme Nashwa qui nous invitent chez eux. Nous sommes accompagnés de Dan, singapourien, bénévole auprès des réfugiés. Quelle chance d'avoir trouvé - par hasard - cette église, et d'être arrivé à l'heure pour la messe. Dan m'apprend qu'ils ne vont jamais dans cette paroisse d'habitude. 

 

Notre première journée en Irak se termine par un excellent dîner en compagnie de nouveaux amis irakiens, heureux de découvrir un nouveau pays. Non, l'Irak n'est pas un no man's land !