Il est à peine 17 heures, le soleil se couche déjà derrière les collines de terre ocre de ce coin de Turquie. Si le temps n'était pas brumeux, nous pourrions apercevoir la Syrie depuis le haut de la route que nous venons de gravir en vélo. Là bas, derrière une barrière que nous ne voyons pas, c'est un autre pays. À la télé on dit que c'est la guerre. Un dictateur y gaze la population, les Kurdes se battent pour survivre et repousser Daech, la Turquie envahit pour repousser Daech et reprendre des territoires aux Kurdes. Et les Américains bombardent. "C'est très calme depuis quelques années" nous a rassuré notre hôte hier soir. "La dernière explosion qu'on a entendu, c'était il y a deux ans".


En contrebas, nous apercevons un hameau de maisons en parpaing apparent. Comme beaucoup d'autres en Turquie, ce village n'offre aucune harmonie dans l'organisation de ses maisons. Il est difficile de distinguer les maisons, mélangées au milieu des entrepôts, des étables et des autres bâtiments dont on ne peut pas deviner la fonction. Nous reconnaissons la mosquée grâce à son minaret, une petite flèche ornée de trois portes voix se dressant fragilement au-dessus des autres bâtiments du village. Parfois se détache une grande maison neuve un peu à l'écart, peinte celle-ci. Malgré l'habitude de ces villages dont l'aspect miteux à l'extérieur ne préfigure en rien le confort et la propreté des maisons, l'air fantomatique de celui ci, accentué par la brume dont le drap blanchâtre est percé des bâtisses pitoyables, et par la nuit tombante accentuant le froid qui nous prend aux os, porte un coup fatal à notre bonne humeur de l'après-midi. Quand on ne sait pas où on va dormir, l'arrivée de l'obscurité est un moment fatidique et inquiétant qu'il faut apprendre à gérer émotionnellement pour entreprendre un tel voyage.


Nous descendons la pente douce qui nous sépare du village puis nous le traversons en suivant la rue boueuse. À part quelques enfants qui jouent, nous ne voyons personne à qui adresser un amical "Salam Alikum" et entamer une discussion, ce qui est la première étape pour se faire inviter. Comme nous avons des réticences à frapper aux portes, nous nous résignons pour la première fois en six semaines en Turquie, déçus, à sortir notre tente. Nous avons déjà campé en Turquie, mais c'était en ayant auparavant refusé des invitations qu'on nous avait faites.


Un petit chemin à l'écart du village nous conduit à installer notre tente sur la terre dure et froide d'un champ labouré. Pas d'arbres à l'horizon, juste des poteaux électriques dont le bruit crépitant du courant se révèle à nos oreilles après avoir installé la tente. Jusqu'à présent nous avions réussi à rester de bonne humeur, malgré l'air glacé, l'effrayante frontière, et les fantômes de ce village glauque, mais ce petit bruit irritant a été la goutte de trop. Je râle: "C'est incroyable quand même. Nous sommes au milieu du désert, à peine quelques champs et trois maisons à l'horizon et on arrive à s'installer en dessous d'un fichu poteau qui fait du bruit". Nous sommes encore en réflexion pour décider si on va s'installer plus loin, lorsqu' un petit homme, d'1m60 environ, le visage d'arabe fin, allongé par une délicate barbe noire, passe sur le chemin devant nous en faisant mine de ne pas nous voir.

-"Salam Alikum" je lui adresse.

-"Alikoum Salam" me répond-il doucement. Puis il s'éloigne.

- "J'ai cru qu'il venait pour nous voir" glisse Inès. Je grogne :

- "Moi aussi j'ai eu un espoir". L'obscurité tombe. Rapidement, on décide de ne pas bouger et tant pis pour le bruit, on installe nos sacs de couchage dans la tente. J'enfile ma lampe frontale et je m'apprête à sortir la semoule pour le dîner quand l'homme de tout à l'heure repasse sur le chemin. Cette fois, il vient à nous en s'adressant en turc. Je sors mon téléphone de ma poche pour utiliser mon application de traduction. Je lui écris "Pouvons nous dormir ici ?". La voix mécanique du traducteur transmet mon message. Il me répond une longue phrase en turc en désignant de sa main quelque chose au loin. "Il dit qu'il y a des chiens méchants. J'ai compris les mots köpek var" dit Inès. Je n'ai pas le temps de revenir de ma stupéfaction qu'elle ait compris, - même si lui arrive souvent de parvenir à comprendre ou deviner ce qu'on veut nous dire dans une autre langue, cela m'épate à chaque fois - l'homme désigne notre tente et nous, puis le village et enfin lui. En langage des signes, on comprend qu'il nous invite à le suivre, chez lui sans doute. Il nous fait signe d'attendre. Puis il repart, nous laissant le temps de replier la tente. Dix minutes plus tard, il n'est toujours pas de retour. Inquiets, nous nous interrogeons : "Avons nous bien compris ? Combien de temps devons-nous attendre ?" C'est le problème de ne pas parler la langue : on est souvent dans le flou. Mais on a tort de douter. Les phares d'une voiture sur le chemin nous éblouissent. L'homme au volant d'une Renault 12 grise s'arrête et nous fait signe de le suivre.


Nous voilà dans la nuit, suivant les lumières rouge de cette petite voiture, sur un chemin de terre qu'on n'aperçoit plus qu'à la lueur de nos phares. "Est ce que c'est loin, chez lui ?". "J'espère que non". Les automobilistes ont tendance à sous-estimer les distances ou l'effort qu'il faut pour les parcourir en vélo. Heureusement la voiture ne roule ni très vite, ni très longtemps. Arrivés, nous distinguons une grande ombre carré blanche, notre maison pour ce soir. Nous laissons nos vélos sous la pergola sans feuille, et nos chaussures sur la large marche devant la porte métallique grinçante sans ornement.


A l'intérieur, une petite entrée un peu plus chaude qu'à l'extérieur et puis nous entrons à gauche dans une pièce de trois mètres de large par six de long, au plafond très bas, je tiens à peine debout, tapissée d'une épaisse moquette bleue. Cette pièce, chauffée par un conditionneur d'air accroché au plafond en bois et éclairé d'une lampe de lumière blanche reliée par un fil électrique courant jusque sous la moquette, est vide à l'exception de quelques coussins dans un coin, d'un petit berceau, où dort un bébé de quelques mois emmailloté dans des petites couvertures colorées, et d'une petite télévision écran plat, accrochée aux murs de crépi blancs entre deux étroites fenêtres de PVC, qui passe les chaînes turques d'info continue.


Notre hôte nous invite à nous asseoir, en nous tendant un coussin chacun. Un instant après, sa femme portant un plateau avec une cruche d'eau et une bassine, suivie de ses deux petits garçons entrent.


Si nous étions soulagés d'avoir trouvé un toit pour la nuit, notre rencontre avec cette famille nous comble de joie. Parce que c'est toujours plus rassurant d'être dans une famille, et parce que ces deux petits garçons sont incroyablement mignons et éveillés. L'aîné, d'environ quatre ans, a le teint mat, des cheveux courts aussi noirs que ses grands yeux pétillants au milieu de son visage arrondi par deux belles joues. Il est habillé d'un pull rouge orné d'une inscription américaine "live your life". Son petit frère, de trois ans, ne lui ressemble pas du tout. Son visage allongé, ses cheveux bond et son teint blanc contrastent tellement avec son aîné que je me suis demandé s'ils étaient bien frères. Il n'en est pas moins mignon. Lui aussi est habillé dans un pull coloré marqué : "Take it easy"


Leur mère est habillée dans une robe vert sapin à sequins, drapée d'un voile noire. Son visage est fermé et je remarque qu'elle évite de nous regarder. Je me demande si elle était bien d'accord pour nous accueillir. Notre hôte nous invite à nous avancer devant la bassine et nous nous lavons les mains pendant que sa femme verse l'eau.


Après ces ablutions sommaires mais rafraîchissantes, je sors mon téléphone pour parler avec notre hôte. Une application de traduction me permet de traduire des phrases simples et brèves du français vers l'arabe ou le turc - et inversement. J'y met du miens a chaque phrase pour mimer une expression correspondante à ce que je dis.

- "Je m'appelle Raphaël, merci de nous accueillir chez toi."

Et je prononce en me désignant de la main "Raphaël".

- "Je m'appelle Abdullah. Tu es le bienvenu ici. Cette maison est ta maison".

Il me dit en même temps "Abdullah". Je répète : "Abdullah".

- "Merci. Tu es très généreux".

Je mets ma main sur le cœur puis la tend vers lui pour mimer la reconnaissance.

- "D'où viens tu ?"

- "Nous venons de Paris. Nous voyageons en vélo."

Je lui montre sur la carte l'itinéraire que nous avons suivi depuis la France à travers la Suisse, l'Italie, la Grèce et la Turquie. Abdullah se montre moins étonné et impressionné, moins expressif que ce dont j'ai l'habitude quand je montre cet itinéraire. Il se contente de hocher la tête presque indifféremment.

- "Est ce que se sont tes enfants ?"

- "Oui. Mes deux fils"

Et puis en me désignant l'aîné il prononce "Arun", puis le cadet "Yunus". Ceux-ci nous regardent, assis dans un coin, visiblement intimidés et intéressés par nous. Je leur adresse un grand sourire et je vois qu'Inès fait de même. Quand on ne parle pas la même langue, sourire est notre meilleur moyen d'exprimer que nous sommes heureux d'être ici.

- "Tu as une très belle famille."

Et sur l'injection d'Inès je demande :

- "Comment s'appelle ta femme ?"

- "Myriam"

- " Le bébé dans le berceau est un garçon ?"

- "Non c'est une fille"

Il la sort du berceau et la prend dans ses bras. Elle se réveille et nous sourit. Comme ses grands frères elle présente les prémisses d'une grande beauté. Le visage rond, les yeux étincelants et un sourire d'ange. Nous restons ainsi pendant un moment à regarder sa fille et à sourire. Pendant ce temps Arun joue avec le smartphone de son père. Son frère le regarde, tous les deux captivés par l'écran lumineux de l'objet.


Enfin, Myriam entre avec un plateau qu'elle dépose par terre. Elle en sort une petite nappe qu'elle étale devant nous, des verres, un grand plat de riz, un bol de crème, un bol de salade avec des radis noirs, un plat de poulet et un grand sac plastique rempli de pain plat. Nous mangeons assis par terre en tailleur, une simple cuillère et du pain comme ustensiles. Pour la première fois depuis que nous sommes invités chez des gens, Abdullah n'insiste pas pour que nous mangions plus. Il se contente de faire manger ses fils qui, de plus en plus à l'aise avec nous, commencent à parler et à jouer. Myriam ne mange pas avec nous, mais attend dans un coin. Quand je demande à Inès pourquoi, elle me dit qu'elle doit sans doute manger après nous.


Le repas terminé, Abdullah me fait signe de le suivre et à Inès de ne pas bouger. Nous sortons ensemble et il me montre une sorte de hangar fermé où je peux ranger nos vélos pour la nuit. Il me montre aussi où sont les toilettes, une petite cabane en parpaing adossée au poulailler à l'écart de la maison.


Nous passons le reste de la soirée, assis dans les coussins, Abdullah téléphone à des personnes de sa famille et joue avec ses fils, Myriam s'occupe du bébé. Avec Inès, nous mettons à jour notre blog, préparons l'itinéraire de demain, et répondons aux messages des copains.


Je vais chercher dans mes affaires la petite tortue en caillou taillée par mes soins dans la roche molle d'Eskisehir. Je la montre à Yunus qui voulait jouer avec le rouleau de sopalin vide que son frère a récupéré pour se faire un porte-voix - il y a vraiment des trucs universels. Arun regarde la tortue, ne semble pas reconnaître que c'est une tortue - c'est vrai qu'elle est vraiment mal taillée - et la lance en l'air en riant. Abdullah intervient pour gronder son fils de cette impolitesse, mais me voyant rire du rire de son fils il redonne l'objet à Yunus en lui disant quelque chose comme: "Tu ne lance pas les cailloux comme ça !". J'essaie d'intéresser Yunus pour construire une cabane avec des coussins, mais il préfère courir et se couvrir de l'écharpe d'Inès qui le poursuit lentement pour l'exciter.


Vers 22h, Abdullah nous demande si nous voulons nous coucher, ce que nous acceptons avec soulagement car nous sommes très fatigués. Il nous montre l'unique chambre de la maison, une petite pièce, elle aussi recouverte de moquette, un énorme tas de couvertures et de matelas dans un coin, de quoi faire dormir une dizaine de personnes. Il nous installe deux matelas et des couvertures dans la pièce et en prend pour sa famille et pour lui dans la pièce principale.


Enfin, il nous indique où nous pouvons nous doucher. Depuis l'entrée, il y a donc à gauche la pièce principale, à droite la chambre, et devant une autre pièce sans porte, la cuisine, comprenant des plaques de gaz, une machine à laver le linge. Depuis la cuisine, on accède à la salle de bain, une petite pièce aux murs gris parpaing, un sol en carreaux de faïence, et un gros tonneau en plastique bleu troué d'un petit robinet donnant sur une grande bassine en plastique. À cause de la fraîcheur de cette salle de bain, de l'incommodité relative de l'installation, et du fait que nous n'avons pas beaucoup sué aujourd'hui, nous prenons chacun notre tour une douche très sommaire.


Nous saluons Abdullah Myriam et leurs enfants en disant : "Iyi Gecelar" - "bonne nuit" en turc - et nous nous installons pour dormir. Il n'y a pas de chauffage dans cette pièce, mais cela ne nous dérange pas car nous avons nos sacs de couchage. Comme à chaque fin de journée, nous prions, ce soir, pour Abdullah et sa famille qui nous accueille, pour ceux qui dorment dans le froid, et pour nos grands parents. En me glissant dans mon duvet je me remémore dans quelle situation nous nous apprêtions à dormir quelques heures plus tôt. Finalement, nous dormons au chaud, bien nourris et en sécurité.


Le lendemain, après le petit déjeuner, nous nous préparons à repartir. Le petit Yunus regarde avec intérêt nos vélos. Plus téméraire que son grand frère qui nous regarde de loin, il vient toucher mes sacoches qui ont l'air de le fasciner. Je le porte alors sur la selle de mon vélo. Attendri, son père nous prend en photo.



Abdullah me tend le traducteur où je lis: "Reviens nous voir". Je lui souris et lui répond sans traducteur : "inch'Allah" . Il répète "Inch' Allah" en me serrant timidement la main.


En selle, nous jouons de la sonnette à l'unisson avec Inès. Je le retourne et salue une dernière fois cette famille. Myriam porte le bébé dans les bras, Abdullah tient Yunus et Arun chacun par la main.


On a dormi chez cette famille de ce coin de Turquie.